Cyrano

Il me faut une armée entière à déconfire !
J'ai dix coeurs, j'ai vingt bras, il ne peut me suffire
De pourfendre des nains ! Il me faut des géants !

Cyrano de Bergerac, Edmond Rostand

vendredi 19 janvier 2018

L'angoisse de la page noire

Vous connaissez l'angoisse de la page blanche ? Ce moment de panique où, assis devant son ordinateur ou son cahier, le stylo à la main ou le clavier sous les doigts, l'auteur se trouve paralysé, incapable de commencer, l'esprit vide alors que quelques instants plus tôt ça bouillonnait de partout ?

Moi pas.
Angoisse de la page blanche ? Connais pas. Jamais rencontré. On n'a pas été présentés.

Du jour où j'ai su tracer mon alphabet j'ai gribouillé des mots et des histoires sur tout ce qui me tombait sous la main. L'absence de papier m'inquiétait plus que la virginité de ma page. Je crois que j'étais au CE1 quand une prof ou une animatrice, je ne sais plus, a halluciné en voyant mon cahier de brouillon noircir page après page alors qu'on était supposé écrire une petite histoire courte de quelques lignes.
Non seulement je n'ai jamais l'angoisse de la page blanche, mais en plus je ne sais pas faire court. J'ai un mal fou à écrire des nouvelles, ça finit toujours par tourner au roman. Récemment un critique a râlé parce que ma dernière nouvelle publiée n'en disait pas assez long sur l'univers du personnage -oui, je sais, merci, c'est un calvaire, mais ça s'appelle une nouvelle, que voulez-vous que je vous dise !

Je ne sais plus ce que je voulais dire... Ah si, pardon, ça me revient : je crois que cette absence d'angoisse de la page blanche vient du fait que quand je me retrouve avec une page blanche devant moi c'est pas parce que j'ai envie d'écrire mais parce que j'ai un truc à écrire. Vous saisissez la nuance ? Je ne me réveille pas le matin en me disant "aujourd'hui, je vais écrire un roman". Je me réveille le matin en me disant "si vous pouviez vous taire, là-haut, et vous remettre en rang le temps que je mange mes tartines et que je m'habille, je vous en serai gré, je serai devant l'ordi d'ici trois quarts d'heure". Je n'écris pas parce que j'en ai envie (encore que ce ne soit pas une activité qui me déplaise, loin s'en faut), j'écris parce que j'ai pas le choix, c'est ça ou alors ma tête va finir par exploser. Tous ces gens ont besoin de ressortir, à moment donné, ne serait-ce que pour laisser la place à ceux qui sont coincés dans leurs autocars à quatre étages, dans le parking, parce que y a pas assez d'espace dans ma tête pour les laisser descendre ! Vous captez le problème ? J'ai toujours eu du mal avec la foule, probablement parce que j'en ai une dans le cerveau, déjà.

Inutile de m'appeler un hôpital psychiatrique, tant que j'écris la situation est sous contrôle. Mais du coup forcément, avec une marmite qui déborde, y a pas d'angoisse qui tienne.

Sauf que si, en fait.

C'est con, hein ? Échapper à une angoisse pour s'apercevoir qu'en fait on l'a juste troquée contre une autre. J'ignore si la mienne a un nom alors je l'ai baptisé l'angoisse de la page noire.

Je suis assise pénard devant mon ordi, mon fichier scrivener ouvert. Je regarde où j'en suis dans l'écriture du dernier tome d'une trilogie qui m'occupe depuis douze ans. Je constate qu'il me reste deux ou trois chapitres, un flash back et un demi épilogue à pondre avant d'écrire le mot fin. Et là, je bloque. Je m'arrête, paralysé par une angoisse de derrière les fagots. Celle de la fin. Celle de refermer un projet qui a plus ou moins été la constance de mon existence au court des trois dernières années. De dire au revoir à des gens que je n'ai même pas vraiment rencontré. L'autre jour, dans un moment de fatigue, j'ai posé mon front contre la table à manger de chez ma soeur. L'espace d'une seconde, j'ai senti un autre front toucher le mien, à la place du meuble. Celui de Kiran Venkata, yeux fermés. Namaste.

Venu me faire ses adieux au nom de toute sa petite famille ?

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