Cyrano

Il me faut une armée entière à déconfire !
J'ai dix coeurs, j'ai vingt bras, il ne peut me suffire
De pourfendre des nains ! Il me faut des géants !

Cyrano de Bergerac, Edmond Rostand

jeudi 5 juin 2014

24h de la nouvelle

Les enfants, le moins qu'on puisse dire, c'est qu'on s'est fendue la poire ! Imaginez le tableau : du samedi 31 mai 14h au dimanche 1er juin 14h, 57 auteurs un peu chtarbés (pour relever un défi pareil, faut quand même avoir une petite araignée au plafond) ont planché comme des fous pour rédiger une nouvelle complète (chacun) en 24h. Cette année, la contrainte était la suivante : "Un animal, sous quelque forme que ce soit, doit jouer un rôle au moins mineur dans la nouvelle." Ce qui est sûr c'est qu'on a eu des résultats qui déchirent. Dans la ménagerie des 24h de cette année, vous trouverez deux ou trois rongeurs, plusieurs chats, des créatures mythologiques, au moins deux biches, un dodo (si, si), j'ai même cru apercevoir un mollusque, au détour d'une page... Sans parler des nouvelles que je n'ai pas lu !
Je vous poste ma nouvelle car je sais que vous adorez ma plume ! Pour lire les copies de mes petits camarades, rendez-vous sur 24hdelanouvelle.org -mention spéciale à La Marchande de sable, que j'ai vraiment kiffé ! Si ça vous branche vraiment vous pouvez même retrouver la cuvée 2013, quelque part sur le site. J'invite tous ceux d'entre-vous qui écrivent, même à titre amateur, à participer l'an prochain !
Sur ce, bonne lecture :

On y sera demain...

par Chloé Bertrand



Charly, debout sur le toit du 4×4, regardait les lumières de New York, au loin.

— On y sera demain, lança Matthew, dans son dos. Viens manger.

Charly ne bougea pas. La ville lui semblait moins lumineuse que dans son souvenir. Ici aussi l’électricité avait dû sauter. Ils avaient même cru un moment qu’ils s’étaient trompés de route, avec les copains, parce qu’ils avaient mis du temps avant d’apercevoir enfin les lumières de New York. La ville qui ne dort jamais s’éclairait à la bougie à présent. Charly eut un rictus en imaginant ses aventuriers de parents essayer de faire un feu sans cramer l’appartement.

(C’était toujours mieux que de les imaginer crevés.)

En bas, près du feu, Matthew se mit à gratter sa guitare de fortune en fredonnant les paroles d’une chanson. Ça commençait par Charly Boy. Charly grommela, et se décida à les rejoindre. Ces quatre gus venaient quand même de se taper la traversée des États-Unis d’Ouest en Est histoire de le raccompagner chez lui. Il leur devait bien… un minimum de politesse ?

Tobias avait sorti deux louveteaux de ses poches, les survivants de la portée. Quand Charly sauta à bas de la voiture ils titubèrent vers lui pour renifler ses bottes. L’unijambiste balança sa jambe de fer et leur curiosité leur passa dans un jappement.

Il s’aperçut, en s’approchant du feu près duquel Matthew chantait toujours, que ce rituel nocturne lui était devenu familier. Le crépitement des flammes et la voix grave du borgne étaient réconfortantes. Il s’assit près de Kanchan. Demain, tout changerait. Ça lui serrait le cœur alors qu’il aurait dû être heureux de rentrer enfin à la maison. Ça allait lui manquer, tout ça… De peur d’oublier, il regarda ses compagnons de route un instant, s’efforçant de graver dans sa mémoire leurs visages éclairés par le brasier. Matthew était face à lui. Il avait fait une habitude de chanter sans arrêt tous les soirs, s’accompagnant d’une guitare qu’il avait bricolée après le pillage d’un magasin de musique abandonné. En fermant les yeux, Charly pouvait imaginer qu’il campait avec quatre copains sur une plage. Matthew avait perdu un œil avant qu’ils se rencontrent. Charly réalisa qu’il ne leur avait jamais dit comment, même si ça avait forcément un rapport avec son petit frère. Avec Tobias.

Comme d’habitude, Camille, Tobias et les loups de ce dernier ne formaient qu’un étrange amas solide de poils, de crocs, de cuir, de petite orpheline et d’adolescent muet. Tobs avait toujours les yeux au ciel une fois le soleil couché – Camille disait qu’il attendait la lune, et ensuite se mettait à chanter une chanson française à propos d’un rendez-vous. Il se prenait pour un loup, grognait quand on le touchait, mordait quand on le surprenait. Charly se demandait souvent ce qui pouvait bien lui trotter dans le crâne, tandis qu’il grattait machinalement la tête de la louve allaitant ses petits rescapés.

Camille avait la peau si noire que dans la nuit il ne distinguait que ses yeux brillants de curiosité. Merde, il s’était foutrement attaché à elle. Mais c’était quoi cette idée, aussi, d’embarquer une mouflette dans ce road-trip de la mort ? Elle devait avoir quatre ou cinq ans à tout casser. Charly évitait de trop la regarder parce que ça lui donnait envie de s’enrouler autour d’elle et de bouffer tout cru tout ce qui essaierait de l’approcher.

(Non mais.)

Kanchan, à sa gauche, regardait le feu, en jouant avec le dernier haricot de sa gamelle. Kanchan ne s’asseyait pas en tailleur comme eux, il s’accroupissait. Charly pouvait rester assis près de lui des heures sans rien dire. Sa respiration finissait par le bercer et il s’endormait. La première fois qu’il avait vu Kanchan, il aurait pu pleurer de joie et de soulagement. Ça faisait des semaines qu’il était seul, complètement seul, et il commençait à se demander si le reste du monde n’avait pas bêtement plié bagage en l’oubliant là. En définitive c’était probablement Kanchan qui allait le plus lui manquer.

Matthew posa sa guitare. Camille bâillait, pelotonnée contre les côtes de Tobias.

― Tu vas au lit, la miss ? T’es fatiguée.

― Même pas vrai !

― Discute pas.

Matthew avait des putain d’arguments.

― Mais j’ai pas sommeil, Matou !

― Matthew. Et je m’en fiche, tu fais ce que je dis.

― Nan !

― Si !

― Nan ! Et puis d’abord je veux une histoire d’abord !

Le borgne adressa à Charly un sourire moqueur.

― Qu’est-ce qu’il en dit, le bedtime story teller ?

― Il dit : Ta gueule, je mange, répliqua nonchalamment Charly.

― Allez ! S’il-te-plaît ! supplia Camille en sautillant, dérangeant les loups couchés près d’elle.

Tobias avait lâché le ciel pour la regarder avec adoration. Charly soupira, s’essuya la bouche avec sa manche et se leva en grognant. (Saloperie de jambe en métal de merde.) Il se retrouva subitement avec la petite dans les bras et aucune idée de comment elle était arrivée là – encore qu’elle avait dû l’escalader comme un foutu koala après un arbre, elle faisait ça souvent.

― Qu’est-ce que tu veux, comme histoire ?

― Tu me racontes comment ce serait si on était des animaux ?

C’était le dernier grand délire de Camille. Elle avait dit une fois à Charly qu’il ressemblait à « un ours qu’a pas fait sa sieste d’hiver ». Il avait répliqué en la traitant de chat de gouttière, personne n’avait songé à remettre en question le fait que Tobias était un loup. Kanchan s’était donc vu qualifier de renard, et Matthew de hibou – un hibou grand duc. (Un hibou grand duc borgne.) Depuis, Charly s’était mis à raconter des histoires d’animaux.

Il la déposa sur la plateforme arrière du 4×4. Les garçons lui avaient bricolé un lit avec des vieilles couvertures – leur petite princesse méritait de dormir ailleurs que par terre. Charly la déposa sur le matelas de fortune, lui fit retirer sa veste, son bonnet et ses bottes. Il dut batailler ferme pour qu’elle reste allongée plus de cinq minutes. Charly râlait et pestait sans arrêt pour tout et pour rien. L’histoire du soir de Camille ne faisait pas exception à la règle –manquerait plus que ça.

(L’histoire du soir de Camille était son moment de paix et de bien-être personnel au milieu du chaos ambiant, mais ça, hors de question que ça sorte de sa tête.)

Il prit une seconde pour savourer la vision des étoiles et la sensation de Camille blottie sous son bras.




« Il était une fois », commença Charly, « un ours qui n’avait que trois pattes. Il avait perdu sa quatrième patte, sa famille et sa maison dans un grand incendie. La forêt entière avait brûlé. Cet ours ne rêvait que d’une chose : rentrer chez lui, retrouver sa tanière. Il savait que sa famille ours l’y attendait. »



Camille se blottit encore plus contre lui, le pouce dans la bouche. Près du feu, Kanchan et Matthew se taisaient. Même Tobias et sa meute semblaient dresser les oreilles.




« En marchant dans la forêt », reprit Charly, imperturbable, « Ours rencontra un renard qui courait. Il courait même si bien qu’il n’eut pas le temps de freiner et se cogna dans une des pattes de l’ours.

― Où cours-tu ainsi ? demanda Ours, de sa grosse voix effrayante.

― Je fuis ! glapit le renard, hors d’haleine. Je fuis le feu qui brûle !

Ours scruta la forêt de troncs noirs, derrière renard. Il n’y avait pas de feu.

― Tu te fatigues pour rien, soupira-t-il. Le feu est éteint, tu peux cesser de courir.

Il reprit sa marche maladroite – sur trois pattes, souviens-toi. Renard le regarda un instant s’éloigner puis se mit à trotter sur ses talons. »





― Ça doit faire mal, intervint Camille.

― Quoi ?

― Bah s’il lui marche sur les talons…

Des éclats de rire tonitruants autour du feu de camp firent écho à celui de Charly. Camille lui secoua le bras.

― Eh ! Eh, arrête de rire et raconte ce qui se passe après !

― D’accord… D’accord, pardon.




« Arrête de me suivre ! grommelait Ours, de temps en temps.

Renard ne semblait pas l’entendre. Ours aurait pu faire volte-face et lui retourner un bon coup de patte dans la mâchoire, ça l’aurait fait déguerpir. Mais ça faisait des semaines, depuis le grand incendie, qu’il marchait tout seul en boitant dans la forêt brûlée, et il se sentait seul. Il avait froid et peur, parfois il se souvenait qu’il était encore un peu un petit ours. Il n’aimait pas qu’on le suive, il était de mauvais poil parce qu’il avait loupé sa sieste d’hiver, mais il était content de ne plus être tout seul.

Un jour, alors qu’ils marchaient à travers bois, Ours et Renard entendirent un bruit… »




Charly joignit les mains devant sa bouche et imita si bien le cri du hibou que les loups de Tobias levèrent le museau. Camille leva le bras vers le ciel, si vite qu’elle manqua éborgner le raconteur d’histoire.

― Le hibou-borgne !




« Qu’est-ce c’est ? Qu’est-ce que c’est ? glapit Renard en reculant dans les pattes de Gros Ours.

― Hou hou ! Hou hou ! Enfuyez-v’hou hou ! Enfuyez-v’hou !

― Là ! dit Gros Ours en levant le museau vers la branche d’un arbre mort.

Un hibou Grand-Duc se tenait perché là-haut, mais il n’avait pas l’air dans son assiette. Il vacillait, comme s’il allait tomber. Il lui manquait un œil et il avait les plumes toutes ébouriffées.

― Enfuyez-v’hou ! répéta-t-il une dernière fois avant de planer si près de leurs têtes que Gros Ours sentit ses ailes toucher ses oreilles.

Ours et Renard, inquiets, décidèrent de le suivre. Le hibou les entraînait dans toutes les directions, esquivait les arbres à la dernière minute et zigzaguait n’importe comment. Soudain, il fit demi-tour et fonça vers leurs têtes en piqué.

― Hoù est-il ? disait-il à présent. Hoù est-il ?

Furieux, il se mit à leur piquer la tête avec son bec, pinçant leurs oreilles comme s’il voulait les arracher. Ours et Renard ne comprenaient pas ce qu’ils avaient fait pour le mettre en colère. Quand Renard glapit de douleur, Gros Ours en eut assez et flanqua Grand Duc par terre d’un coup de patte. Il allait l’écrabouiller quand Renard l’arrêta.

― Ne fais pas ça. Il est blessé. »





― Renard avait raison, princesse. Il ne faut jamais frapper quelqu’un qui ne peut pas se défendre.

― Hum… Qu’est-ce qui se passe ensuite ?




« Ours et Renard décidèrent d’emmener Grand-Duc avec eux. Ours protesta, râla et pesta tant qu’il put bien sûr, mais Renard était plus patient que lui. Grand-Duc, quand il eut repris ses esprits, leur raconta en s’excusant qu’il avait perdu Petit Duc. Il se rendait fou à le chercher partout. Renard voulut l’aider à le retrouver, et comme Ours ne pouvait plus continuer son chemin sans Renard, il fut bien obligé de les suivre.

Une nuit, ils s’installèrent dans une clairière pour dormir. Gros Ours ne dormait vraiment bien qu’avec Grand-Duc perché sur sa tête et Renard blotti dans ses pattes. Les hurlements des loups les réveillèrent juste avant que le soleil se lève… »




Charly s’interrompit pour vérifier qu’il ne faisait pas peur à Camille. La fillette dormait à moitié. Il essaya de s’écarter pour la laisser, mais sa petite main se referma aussitôt sur le col de sa veste et tira dessus.

― Et qu’est-ce qui se passe quand les loups arrivent ?




« Ce fut un réveil terrible ! Ours, Renard et Grand-Duc se serraient les uns contre les autres pour se protéger des attaques des loups. Ils les voyaient rôder derrière les arbres.

― Même pas peur ! grognait Gros Ours.

― Tais-toi, imbécile ! », gémissaient les deux autres. »




― J’ai aucun souvenir d’avoir gémis, intervint Matthew, depuis le feu de camp.

― Mais c’est pas toi ! cria Camille. C’est le Grand-Duc !

― Et puis ta gueule, c’est moi qui raconte.




« Soudain, les loups apparurent dans la lumière. Il y en avait cinq. Les quatre premiers étaient de vrais loups, presque adultes et affamés. Mais le cinquième était bizarre. Il les regardait en penchant la tête sur le côté. Grand-Duc se précipita sur lui avant que Renard ou Gros Ours n’aient pu l’en empêcher. Le loup bizarre fut tout surpris par cette boule de plumes qui lui tombait dans le bec en s’exclamant :

― C’est t’houa ! C’est t’houa !

― Qui ça, toi ? demanda Renard.

― V’hous ne v’houayez pas ? C’est Petit-Duc ! J’ai retr’houvé Petit-Duc !

Les autres loups ne grognaient plus. Celui que Grand-Duc prenait pour Petit-Duc regardait le hibou d’un air méfiant mais ne l’attaquait pas.

― Grand-Duc, dit doucement Renard. Tu vois bien que c’est un loup… Comment ça pourrait être ton Petit-Duc ?

― Je v’houa bien que c’est un l’hou, hulula Grand Duc. Mais regardez : il a les plumes de mon Petit-Duc !
Gros Ours et Renard ne s’approchèrent pas mais regardèrent de loin. C’était vrai : le cinquième loup avait des plumes de hibou partout sur le corps. Des petites plumes duveteuses, comme celle d’un poussin.

― Et, et, et il a les yeux de mon Petit-Duc, ajouta Hibou.

Et c’était vrai, le loup avait de gros yeux jaunes de hibou. Petit-Duc, poussin perdu tout seul dans la grande forêt brûlée, s’était transformé en loup pour survivre. Le seul moyen de ne pas mourir avait été de remplacer son petit bec et ses petites serres d’apprenti hibou par des crocs et des griffes de loup. Grand-Duc se percha précautionneusement sur sa tête. Il avait l’air très heureux et très malheureux à la fois.

― Petit Duc… Est-ce que c’est t’houa ?

Le loup-hibou ne répondit rien. Mais il ne le mangea pas. »




― Tu dors, Camille ?

― Nan… J’veux la suite…

― Il est tard. Demain, peut-être…

― Nan… Maintenant…

En temps normal, Charly aurait insisté, et le temps qu’il se dégage des bras de la moufflette, celle-ci aurait été profondément endormie. Mais demain… Demain… Demain ils seraient à New-York et tout serait différent.

― D’accord, je te raconte encore un peu, toute petite. Mais juste un peu, hein ?

― Hum…



« Le temps passa, ce fut l’hiver. Ours, Renard, Grand-Duc et Loup-à-plumes avaient froid, même en se blottissant les uns contre les autres. Il pleuvait, parfois il neigeait. Ils avaient mal aux pattes à force de marcher, et ils étaient tout le temps mouillés. Un jour qu’ils croyaient mourir gelés, Loup-à-plumes dressa les oreilles et leva le museau. Il avait entendu quelque chose. Ours et Renard l’imitèrent. Grand Duc vola jusqu’à son frère et se posa sur son museau.

― Qu’est-ce qu’il y a, Petit-Duc ?

Petit-Duc ne répondit pas – il ne répondait jamais. La truffe sur le sol gelé, il se mit à ramper vers des rochers en flairant. Grand Duc planait au dessus de lui. Bientôt il entendit aussi ce qui avait arrêté son frère : c’était des petits miaulements, comme un bébé qui a faim. Loup-à-plumes, de plus en plus intéressé, se mit à galoper vers le bruit. Il trouva une grotte, un creux de rocher où ils pourraient s’abriter du froid.

― Je vais chercher les autres ! s’exclama Grand-Duc avant de faire demi-tour.

Quand Ours, Renard et Grand Duc arrivèrent à la grotte, Loup-à-plumes était en train de lécher un tout petit chaton noir entre les oreilles. Le bébé chat pleurait.

― Qu’est-ce que c’est encore que ça ? grogna Gros Ours, en collant son museau contre la minuscule truffe du petit chat.

Loup-à-plumes grogna, menaçant. Renard et Grand Duc se regardèrent. Ils avaient déjà compris que Loup-à-plumes ne laisserait personne lui enlever le chaton. Ours avait dû en venir à la même conclusion, car il abandonna la partie et vint s’effondrer près d’eux, partageant leur chaleur. Petit Chat poussait des miaulements aigus, affamé.

― Et en plus c’est une fille, grommela Gros Ours.

Quand il fit moins froid, ils retournèrent ensemble à la recherche de la famille de Gros Ours. Il allait vers les montagnes où il était né. Les autres avaient décidé de l’accompagner. Petit Chat trottait gaiement derrière eux. Quand elle était fatiguée, Loup la portait dans sa gueule, comme un louveteau. Ces deux-là étaient déjà inséparables. Petit Chat était la seule qui semblait comprendre les grognements et les battements d’oreilles de Loup. Elle dormait blottie dans ses pattes et pouvait le toucher sans qu’il la morde. Elle miaulait sans arrêt des :

― C’est quoi ci ? C’est quoi ça ? Pourquoi ci ? Pourquoi ça ?

Elle voulait toujours voir les choses de très près, elle mettait le nez dans les fleurs et ça la faisait éternuer. Elle tombait dans les flaques cul par dessus la tête en essayant de voir son reflet. Un papillon qui s’était posé sur son museau la fit loucher très fort. Ours, de temps en temps, si elle demandait gentiment, la prenait sur son dos quand ils marchaient. C’était parfois Renard qui la portait dans sa gueule, quand Loup gambadait en avant. Grand Duc répondait à ses questions et lui expliquait le monde. Le soir, il se perchait souvent sur la tête de Gros Ours pour hululer des chansons dans la nuit.

Tout ça les occupait si bien qu’ils ne s’y attendaient plus lorsqu’un soir, l’entrée de la tanière de Gros Ours apparut à l’horizon… »




Camille dormait à poings fermés. Ça tombait bien, il n’avait aucune idée de comment terminer cette histoire. Il resta un moment de plus couché à côté d’elle. Il s’assura, en regardant le feu, que personne ne le voyait, et l’embrassa sur le front avant de rejoindre les autres. Tobias se leva aussitôt pour aller sur la plateforme avec ses loups. Il dormait toujours avec Camille – il y avait débat pour savoir lequel servait de doudou à l’autre.

― Kanchan et moi, on prend la première garde, dit Matthew.

Charly le remercia d’un hochement de tête. Ils avaient vendu leurs chevaux depuis longtemps mais il avait obstinément gardé une selle, qui lui servait de siège et d’oreiller. Il se coucha, emmitouflé dans sa couverture. Kanchan, toujours accroupi, tisonnait les braises avec un morceau de bois. Comme s’il sentait qu’il le regardait, il se tourna vers Charly.

― Jolie histoire.

― Merci.

La conversation n’était pas terminée et ils ne détournèrent pas les yeux. Kanchan souriait –comme toujours. Même en colère, même effrayé, Kanchan souriait toujours. C’était peut-être pour ça qu’ils avaient décidé que s’il était un animal, il serait un renard.

― Comment elle se termine ?

― De quoi ?

― L’histoire. Tu n’as pas raconté la fin.

Charly haussa les épaules, appuya sa tête contre la selle et baissa sur ses yeux la visière de sa casquette.

― Je la connais pas.

― Mmh. Bonne nuit.

― B’nuit.

Incapable de dormir, Charly croisa les mains sur sa poitrine. Son cœur chantait très fort :

― On y sera demain demain demain demain demain demain demain…


#


Le feu géant qui avait ravagé la forêt n’avait pas fait que des dégâts parmi les arbres. Les animaux qui se cachaient dans leurs tanières avaient fini asphyxiés par la fumée. Gros Ours pleura beaucoup. Ses amis l’aidèrent à effondrer l’entrée de sa caverne, pour enterrer sa famille.

Ce soir-là, ils se couchèrent dans une clairière. Renard, Loup et Petit Chat entouraient Gros Ours. Ils avaient peur qu’il ait très froid, cette nuit. Perché sur la tête du plantigrade handicapé, Grand-Duc hulula doucement pour le bercer. Renard se serrait contre lui si fort qu’ils auraient pu se mélanger. Petit Chat lui chatouillait les pattes avec ses moustaches. Le cœur de Loup battait comme un tambour, près du sien.

Quand il se réveilla, il avait chaud. Ça lui rappela quand il était petit et qu’il dormait contre le ventre de Maman Ours. Il pouvait à peine respirer dans la tanière, avec tous ces tas de poils et de plumes enroulés autour de lui. Petit Chat avait réussi à s’enrouler autour de son museau dans son sommeil. Grand Duc somnolait sur sa tête. Loup et Renard s’étaient partagés ses trois pattes en guise d’oreiller.

Ours soupira et referma les yeux. Il n’avait peut-être pas retrouvé sa vieille tanière, mais il en avait bricolé une autre à ciel ouvert.


FIN

dimanche 1 juin 2014

Coup de coeur Imaginales 2014 : Dresseur de fantômes, de Camille Brissot

Alors attendez, asseyez vous, que je vous explique : j'ai fait un truc de fou. Je suis allée aux Imaginales 2014. Genre pour de vrai. Les Imaginales d'Épinal. Les... Hein ? De quoi ? C'est quoi les Imaginales ? Mettez-vous en rang, je distribue les baffes.
(Partez pas, je plaisante.)

Les Imaginales, si vous voulez, c'est un peu le festival de Cannes de l'Imaginaire -d'ailleurs ça se passe en même temps. On a même une remise de prix, le Prix Imaginale, avec plusieurs catégories et des nominés. Pendant un long week-end (du jeudi au dimanche) il y a des conférences avec plein d'auteurs professionnels qui se succèdent, une énorme tente pleine de bouquins (sortez-moi de là !!!!), des dédicaces à la pelle et un sacré lot de rencontres. Entre autre Stephan Marsan, the Big Boss, fondateur et directeur de Bragelonne -Bragelonne-la-plus-grosse-maison-d'édition-de-l'imaginaire-français, oui oui, ce Bragelonne là. Pour expliquer qui est Stephan Marsan à ma mère, je lui ai dit "c'est comme si j'étais actrice et que j'avais rencontré et pris conseil auprès de Steven Spielberg".
(En plus on est tombé sur lui de nuit, dans un bar à vin, à une lecture érotique. S'il-vous-plaît.)
Qu'est-ce que je disais ? Ah oui, les Imaginales. J'y ai aussi rencontré des tas d'auteurs très gentils dont j'aurai bien acheté tous les bouquins ne serait-ce que pour leur faire plaisir. Malheureusement le Canada c'est bientôt et le budget reste serré, donc sur la bonne vingtaine de livres que je voulais, je n'ai acheté que trois romans et une BD :

- Notre-Dame des loups, d'Adrien Tomas
- La Saveur des figues, de Silène
- Dresseur de fantômes, de Camille Brissot
- Le Pantin sans visage, une bande-dessinée sans texte, d'Aalehx

Je ne vous apprend rien, si vous avez réussi à déchiffrer mes pattes de mouche jusque là, vous savez que je vais vous parler de Dresseur de fantômes. C'est mon coup de coeur Imaginales 2014.

Dresseur de fantômes
par Camille Brissot

Résumé : Un grand Maëlstrom a redessiné la carte du monde. La disparition de l'électricité, les perturbations des courants marins et aériens ont obligé les hommes à se pencher vers de nouveaux modes de transports. Théophras et Valentine sont chercheurs de trésors dans cet univers rétro-futuriste. Jusqu'au jour où Valentine est assassinée. Ne pouvant abandonner son bien aimé Théophras, elle reste à ses côtés sous la forme d'un fantôme. L'aventurier est le seul à la voir et à l'entendre. Ensemble, ils sont à la poursuite du Collectionneur, l'assassin de Valentine. Avec l'aide de leurs amis, le capitaine Peck, et de la troupe de l'Aerocircus, ils comptent bien venger le meurtre de la jeune femme...

Chronique : J'avoue que mon résumé est un peu à côté de la plaque mais je tiens à ce que vous sachiez que cette novella (court roman en un seul tome) est une véritable pépite. Je l'ai dévoré d'un trait, en à peine vingt-quatre heures, et j'en aurai bien repris une tranche. J'admire Camille Brissot, l'auteur (au demeurant fort sympathique), qui maîtrise parfaitement son univers, ses personnages et la gestion de l'information. Elle nous plonge au coeur de l'action dès le début, et on est emporté dans son monde un brin steampunk. On traverse l'Atlantique sur un immense bateau à aubes, on affronte des sorcières vaudoues, on prend le chemin de fer pour aller rencontrer des Comanches, et enfin, clou du spectacle, on rejoint en montgolfière la piste de l'Aerocircus, gigantesque Cirque flottant, et sa troupe d'artistes.
On ne le dira jamais assez : ce qui compte, dans n'importe quelle histoire, ce sont les personnages. Ils doivent être vrais et attachants, on doit se sentir concernés par ce qui leur arrive, trembler pour eux, rire et pleurer avec eux. Et bien inutile de vous dire que je me suis terriblement attachée à Theophras et à Valentine. Deux personnages qui n'ont rien à perdre, puisqu'on leur a déjà tout pris -elle sa vie, lui son amour. J'aime tout particulièrement la façon dont Theophras change de comportement en fonction de son interlocuteur, la courtoisie narquoise envers ses ennemis et ses sous-fifres, la tendresse qu'il réserve à Valentine, le désarroi face à ses amis. Qui plus est, Théo a un passé, et ça mes enfants, c'est déjà un premier pas vers la réussite. Tout bon personnage doit avoir un passé. Tout bon couple aussi, d'ailleurs, et nos deux tourtereaux n'échappent pas à la règle. Vous verrez, vous allez adorer l'histoire de leur rencontre... Théophras est un gentleman, qu'on se le dise !
Des personnages, il y en a plein, et ils sont tous hauts en couleurs. Du sombre Collectionneur au jeune Tom, en passant par le capitaine Peck, fidèle ami, et surtout les frères Malaga, aux commandes de l'Aerocircus, qu'on se représente très bien dans leurs habits de cirque ! (J'avoue, j'ai un faible pour Alcide, le dresseur de fauves...)
Dresseur de fantômes est typiquement le genre de livres qui nous fait voyager. Théo et Valentine nous trimballent dans leur voyage aux quatre coins du globe -on part de la Rochelle, on fait un arrêt à Haïti, on continue sur New-York, de là Chicago, puis Paris, Edimbourg, et je vous laisse découvrir la surprise du dernier lieu où nous mène cette fabuleuse épopée. Personnellement ça ne m'a donné qu'une envie : plier bagage !
Ce qui m'a vraiment emballé (et dont, paradoxalement, je ne peux pas vous parler) ce sont les retournements de situation. Vous savez, ces petites surprises planquées au détour d'un chapitre, que quand vous le découvrez vous êtes tout "aaaaaaah mais oui mais c'est bien sûr !!!". C'est méga satisfaisant, on est d'accord ? Bon. Bah...

Dresseur de fantômes est une grande aventure doublée d'une émouvante histoire d'amour. À lire. Plusieurs fois. Et à adapter au cinéma.
(Vous inquiétez pas, d'ici dix ans je serai riche et célèbre, je financerai l'adaptation moi-même s'il le faut.)

Corneillement vôtre,
Jo