Cyrano

Il me faut une armée entière à déconfire !
J'ai dix coeurs, j'ai vingt bras, il ne peut me suffire
De pourfendre des nains ! Il me faut des géants !

Cyrano de Bergerac, Edmond Rostand

jeudi 17 juillet 2014

Chronique : tome 1 de Terre Dragon

Croa.
Erik L'Homme nous a gratifié de sa douce plume, Gallimard Jeunesse m'a encore expédié un bouquin à la mauvaise adresse (je vous aime quand même !), voici donc une énième chronique qui s'en vient bouleverser votre quotidien littéraire -ou se perdre dans le vide intersidérale d'internet, au choix.

Terre-Dragon
Tome I : Le souffle des pierres



par Erik L'Homme

Résumé : Le pays de Terre-Dragon est comme une île en forme de croissant de lune, dans un océan de montagnes. Traversé par le fleuve métallique, le pays est divisé entre territoires de clans, tous soumis au règne du mystérieux roi-dragon. Ægir est prisonnier des Naatfarirs, une tribu de guerriers qui ont ravagé son village et tué sa famille. Il ignore pourquoi ils le gardent dans une cage. Ils lui ont tout pris, sauf la peau d'Ours qu'il porte sur le dos. Une nuit, Ægir s'enfuit. En fuyant ses gœliers, il rencontre Sheylis, une apprentie sorcière. Elle aussi est en fuite : les gens de son village ont assassiné sa grand-mère et veulent achever d'éloigner le mauvais oeil en éliminant aussi la petite fille. Les deux enfants ne font pas longtemps route ensemble avant que leurs fuites respectives ne les obligent à se séparer. C'est alors que Sheylis est capturée par des hommes étranges, les prêtres du Crâne. Ægir, de son côté, se découvre victime d'une terrible malédiction, mais de nouveaux amis rencontrés en chemin lui prêtent des mains secourables...

Ma chronique : Comme d'habitude, mon résumé pue alors que ce bouquin est génial. Vous savez pourquoi ? Parce que Doom et Gaan arrêtent pas de se disputer et que c'est super drôle à lire !
Bon, j'avoue, pas seulement. Permettez que je développe ?
Fidèle à lui-même, Erik L'Homme a bâtit un petit univers pour y faire évoluer ses personnages et leur histoire. Le problème quand on crée un univers (et je parle d'expérience) c'est qu'il faut en établir les règles et même si j'ai jamais su coder je pense que concevoir un jeu vidéo doit être à peu près aussi galère et épuisant. Si vous créez un monde non cohérent, votre histoire ne tiendra pas debout. Erik L'Homme a trouvé ZE truc pour éviter ce problème : il fabrique de petits univers. Le seul autre livre que j'ai lu de lui c'est le premier tome du Livre des Étoiles, et là c'était pareil : toute l'histoire se déroulait sur une île, indépendante, avec sa culture, son gouvernement, son histoire, ses religions, tout le tralala. Ici, comme je l'ai dit dans le résumé, Terre-Dragon est une sorte d'île sauf qu'au lieu d'eau ce sont des montagnes qu'on trouve tout autour. Terre-Dragon n'est pas très grand, sa géographie est simple : amont, aval, rive droite, rive gauche. Ça permet d'escamoter les points cardinaux classiques tout en gardant un schéma facilement visualisable (j'invente des mots si je veux). On nous donne dès le début les règles simples sur lesquelles ce micro-univers est bâti : le fleuve, le roi-dragon qu'on ne voit jamais, la loi des clans en fonction de leurs territoire, la religion basée sur trois dieux. Ça va vite, on n'est pas perdus, on y voit tout de suite clair.
Ça c'est pour le contexte. Autre bon point, et là ceux qui me connaissent vont tout de suite voir que c'est ça qui m'a conquise : les personnages. Et paradoxalement je ne vais pas commencer par vous parler des principaux mais des autres. Et plus particulièrement des méchants. On est habitués à lire des histoires racontées du point de vue des gentils et des personnages principaux. Si on passe du côté des méchants, en général, c'est pour nous montrer justement à quel point ils sont méchants. Ici pas du tout. Les Naatfarirs qui poursuivent Ægir sont loin d'être sympathiques, mais Erik L'Homme ne fait rien pour nous les rendre antipathiques. Leur chef s'inquiète de perdre sa place s'il ne retrouve pas son prisonnier, ses hommes ont hâte de rentrer jouer avec leurs enfants. On assiste à quelque chose que j'ai adoré : une tension entre le chef Naatfarir et le sorcier qui l'accompagne, inimitié qui se mue, au fil des épreuves qu'ils traversent ensemble (courir après Ægir c'est pas si tranquille que ça), en respect mutuel et même en sympathie. J'ai trouvé ça génial parce qu'on le voit trop rarement et qu'en plus c'était très crédible et cohérent. Les deux personnages ne s'aiment vraiment pas, on le sent dès les premières scènes avec eux, et on voit leur relation évoluer. On en viendrait presque à oublier qu'ils veulent attraper le héros pour l'asservir... De même, les mystérieux prêtres qui ont capturé Sheylis nous sont présentés comme plein de bonnes intentions. Encore que personnellement, si je devais désigner un VBB (Very Big Bad = Bon Gros Méchant) ce serait eux plutôt que les Naatfarirs. Bref, tous les personnages de cette histoire sont très humains et l'auteur s'efforce de ne pas nous désigner les gentils comme adorablement gentils et les méchants comme monstrueusement méchants. Ça donne une sincérité et une dimension très réelle à l'histoire.
Je reviens sur Doom et Gaan : le premier est un scalde (ménestrel) et le second un mendiant aveugle, que Ægir rencontre sur son chemin et qui décident de l'aider et de voyager avec lui. Tous deux ont leurs qualités, leurs défauts, leurs traits de caractères charmants et agaçants. Doom est un vrai petit crétin, par moment, et il chante affreusement faux (rien qu'en lisant, ça s'entend !), mais il a le coeur sur la main, il est loyal, plein de bonne volonté, et il ne manque pas de courage. Gaan regorge de sagesse, est très bienveillant et semble tout désigné pour guider les héros, mais il cache des choses et ses manières autoritaires nous hérissent le poil. Mais ce qui est délirant, c'est la relation qui se construit entre ces deux-là : dès le début, ils se chamaillent, et je ne peux pas m'empêcher de me demander si la mauvaise volonté flagrante de Doom à l'endroit du mendiant ne serait pas de la jalousie. Il est le premier des deux à avoir rencontré Ægir, à lui avoir offert son aide et toutes ses possessions dans la foulée, et voilà qu'un vieil aveugle s'incruste dans leur duo ! J'ai beaucoup ri parce que Doom et Gaan se disent régulièrement l'un à l'autre "bon, on arrête de se chamailler ?", ils se présentent des excuses, et deux pages plus loin l'un des deux ne peut s'empêcher de lancer un nouveau sarcasme à la tête de l'autre !
Bref, un premier tome frais, léger, bien tourné et cohérent. De la bonne lecture pour cette été, les enfants ! (Sortie le 18 août.)

Corneillement vôtre,
Jo